REPORTAGE – Dans une ville encore relativement épargnée par la guerre, à Lviv, le peintre Oleksandr Vasylenko bâtit une œuvre qui dit la résistance d’un peuple farouchement libre. Ses noirs et ses couleurs portent la trace d’une résilience prodigieuse, irréductible.

De notre correspondant en Ukraine

N’étaient quelques treillis dans les rues, l’amoncellement de sacs de sable sur les soupiraux des musées et des bâtiments officiels, et des statues emballées précautionneusement, notamment dans les églises, la vie à Lviv semblerait suivre son cours. Les habitants respirent en apparence normalement. Mais nombre d’indices dans les rues témoignent de la guerre et de la haine de l’envahisseur, notamment cette poupée de chiffons, pendue à un balcon, langue pendante aux couleurs du drapeau russe. Lviv, au cours des siècles passés, fut tour à tour polonaise, austro-hongroise, allemande, russe, mais aujourd’hui elle est ukrainienne, viscéralement ukrainienne.

Poutine aura du fil à retordre sur chaque mètre carré du territoire ukrainien tel que défini dans ses frontières par le mémorandum de Budapest en décembre 1994. Tout, dans le cœur historique de la cité fondée au XIIIe siècle par Daniel Ier, roi de Galicie-Volhynie, témoigne de l’attachement à la Nation ukrainienne. Les drapeaux bleu et jaune sont omniprésents, aux balcons, dans les vitrines des magasins, dans les voitures, etc. Lviv a été pour le moment relativement épargnée ; les bombardements n’ont touché que des cibles militaires dans la banlieue. C’est peut-être pour cela que la vie est (presque) normale : les librairies et les musées sont ouverts — du moins pour des expositions temporaires car les œuvres les plus précieuses ont été mises à l’abri —, des musiciens jouent dans la rue et l’opéra a repris ses représentations après une courte pause.

Lors d’un conflit, des hommes, des femmes, choisissent de rejoindre les rangs de l’armée, quand d’autres témoignent par leur art de cette guerre, considérée par certains d’un autre âge. Les « spécialistes » de la chose militaire, jusqu’à l’année dernière, ne parlaient que de guerre hybride et technologique, mais ici, du moins à l’Est du pays, il n’est question que d’artillerie lourde et de chair à canon, comme lors de la Première Guerre mondiale. Les spécialistes, comme en tout domaine, pêchent par excès de confiance et certitude de leur connaissance technique. La guerre sera toujours affaire de chair sacrifiée — la technologie, sans cesse plus efficace, n’étant convoquée que pour mieux broyer la chair — j’en veux pour preuve, entre autres, les Iskander et Sarmat russes, mais aussi de l’autre côté les strike à coups de Javelin sur les chars russes.

Quelle guerre pour les artistes ?… Eux qui n’aspirent qu’à ce qui commence, ce qui naît ; qui ne vibrent que dans le jaillissement de la vie. La guerre ne les entrave pas ; peut-être même les stimule-t-elle — paradoxe de la création. Dans la destruction, ils ne cherchent que ce qui persiste à vivre, ce qui grandit, ce qui aime, ils traquent l’homme en vie. La guerre ne les effraie pas, ils savent intiment que la mort est à l’œuvre, partout, même en temps de paix.

Ainsi vit le peintre Oleksandr Vasylenko, dont les gouaches, habituellement de couleurs vives, ont viré au noir et blanc depuis le début de la guerre. Sa dernière exposition personnelle, à la galerie Art green sofa, située dans le cœur historique de Lviv, présente des paysages des Carpates mais surtout de la région de Dniepro, dont il est originaire. Sa palette puise à celles du fauvisme et de l’expressionnisme, sans prétention à une quelconque radicalité avant-gardiste — sa technique elle-même est celle de la tradition : gouache et huile sur papier ou sur toile, mais aussi linogravure. De ses œuvres, cependant, ne s’en dégage pas moins une forte personnalité et un regard intime sur cette campagne chantée par Taras Chevtchenko — ou Gogol, dans sa jeunesse…

Ce jeune peintre âgé de 44 ans, diplômé de l’université en art et études théâtrales, a d’abord été designer pour le théâtre de Dniepro avant de devenir, à partir de 2009, enseignant à l’école d’art de cette même ville. Peintre, Vasylenko est aussi au service de l’armée ukrainienne depuis 2014. Il confectionne des filets de camouflages. La guerre est autant au cœur de sa vie que sa peinture et celle-ci, depuis février dernier, en est profondément marquée. Certaines de ses dernières réalisations évoquent le souvenir de scènes dans la gare centrale de Dniepro, au moment où retentissaient les sirènes des alertes à la bombe. Le hall est plongé dans l’obscurité, les personnages sont prostrés sur ce que l’on devine être leur téléphone portable, en quête d’informations sur les bombardements en cours.

Le « Printemps stérile » est un paysage urbain dont le ciel n’est pas chargé de nuages mais de flammes : ce printemps n’est que désolation, il n’aura pas de fruits. Une autre gouache représente la vue de la ville bombardée depuis son appartement, « Night shelling ». Il a recomposé cette scène d’après ses souvenirs, car d’ordinaire Vasylenko peint sur le motif en plein air, « à l’ancienne », loin des expérimentations avant-gardistes. Enfin, il y a ce « Pont de Dniepro », endommagé par les bombes mais réparé en un temps record. Le pinceau de Vasylenko le fait rayonner de toutes les couleurs de la vie qui auront raison de l’esprit de mort.

Ici, l’art dit la résistance d’un peuple farouchement libre, dont la résilience est prodigieuse, face à l’ennemi. La résistance ukrainienne a ses noirs et ses couleurs, nous les avons vues dans les œuvres de Vasylenko.

Réginald GAILLARD